LES LECTURES DE JEAN-PIERRE HAUQUIER

Publié le par Biblotheque municipale de bonneuil en valois

BIBLIOTHEQUE

Que le geste de lire ait intrinsèquement du sens, qu'il

signifie quelque chose ne seraitque par l'attitude physique qu'il implique, il suffit d'observer un lecteur pour s'en convaincre.

Le retrait lui-même, déjà, est une affirmation – qu'on songe à quel point ce geste de lire peut provoquer l'ire de l'entourage, quand le lecteur est accusé de faire bande à part à lui tout seul, paraissant habiter plusieurs temps dans le même temps, être là sans y être pour personne, ivre de livres, délivré subitement du poids des autres, incontrôlable en un mot.

CE QUE LIRE VEUT DIRE...

Cette dimension évidente et paradoxale de la lecture, pourtant, est de celles qui sans cesse sont gommées, ou ignorées, dans les débats. Les Français lisent-ils, les enfants savent-ils encore lire, la lecture est-elle détrônée par les nouvelles technologies, comment les bibliothèques se portent-elles ? On aligne des chiffres, on trace des courbes. Les responsables rassurent, les alarmistes alarment, les magazines se vendent. De retour chez soi, chacun feuillette le journal, se compare en terme de quantités d'ouvrages lus chaque année, puis l'oeil

glisse insensiblement vers la télévision.

Récemment créé, l'Observatoire de la lecture donne une foule de statistiques, qui permettent à leurs auteurs de se réjouir et d'affirmer que les Français lisent ! Je n'ai retenu que deux chiffres désastreux : le Français lit un livre par an (moyenne) et 10% seulement lisent 2 livres par mois (moyenne). Les bibliothèques suivent le tempo, malgré leurs efforts pour créer le lecteur. Evidemment, comparé aux Américains...il est encore possible de penser que nous sommes “l'exception française”. La Direction du livre et de la lecture a beau jeu de retourner les chiffres et de présenter des graphiques en progression, mais quant au pourquoi du comment...

Ce que lire veut dire, on n'en saura rien; ce qui est gommé, c'est la multitude de sens que véhicule ce mot de lire, multitude de sens qui se recouvrent, mais pas entièrement, et pas nécessairement. Pour s'en tenir aux définitions que donne le dictionnaire, lire signifie aussi bien déchiffrer (“apprendre à lire” à l'école) que prendre connaissance d'un contenu, s'informer (lire le journal) ou l'être, informé (lire les directives), mais aussi prononcer à voix haute pour donner à entendre ce qui fut écrit ou encore deviner (lire les lignes de la main),discerner, découvrir, péné-trer (lire dans le jeu de quelqu'un, lire un sentiment sur le visage...). Il y manque cependant le sens dont on pourrait dire qu'il englobe tous les autres et qu'on lui trouve chez Valéry expliquant que “lire Mallarmé, c'est se trouver insensiblement engagé à réapprendre à lire”. Il désigne alors une lecture créatrice, une lecture littéraire, engagée dans son propre geste – si l'on admet que la littérature est un art et que donc elle se fait à deux. Au lecteur de prolonger le geste artistique initié par l'auteur, plutôt que le renvoyer à l'absurdité; au lecteur de s'engager dans la trame du texte, d'apprendre à donner du sens à la lecture. “Non, cher poète, je ne suis pas obscur (mais) le deviens, bien sûr! Si l'on se trompe et croit ouvrir le journal”, écrivait Mallarmé à Edmund Gosse en 1893.

Evidemment, il est problématique sinon impossible de discriminer qualitativement les pratiques de lecture. Il est tout aussi difficile, et sans doute peu souhaitable, d'enfermer la lecture dans une topologie – quand il ya mille et une raisons parfois ambivalentes de suspendre le temps au moyen d'un livre. On lit pour s'informer, pour s'évader, pour s'affirmer, pour construire, lisant Proust, une autonomie acquise peut-être en s'évadant grâce à Dumas, puis pour remettre en jeu cette liberté, quitte à s'égarer jusqu'à se retrouver chez

Sade; on lit pour s'écarter des autres, se désaltérer ou au contraire pour re-trouver de l'autre dans le dépôt en soi des mots, et l'altération afférente. On lit pour le travail, pour le plaisir, par nécessité, par désir, pour s'endormir paraît-il (c'est curieusement au lit qu'on lit, d'après les enquêtes récentes). Qu'elle vise, pour reprendre la distinction imposée par Roland Barthes, au “plaisir du texte” ou à la jouissance, à la perte, à la dispersion de soi, la lecture est une affaire d'individus, et le livre qu'untel lit par devoir “en entier” mais dans un profond ennui, son voisin le dévore en quête de ce qui anime le texte, et peut-être même l'avale-t-il dans la joie aux accents mystiques d'entendre une autre langue déborder le lit de sa langue : joie mystique d'ouïr par l'oeil et bientôt tous les sens (“que j'oie”,affirme la conjugaison)par un nouveau chemin frayé sous les mots de la tribu, au revers du sens commun. Le savoir statistique n'a pas de prise ici. La question pour autant ne renvoie pas uniquement à la sphère intime; elle a une évidente dimension politique – et pour en donner un seul exemple, il va de soi que lire dans un pays où règne la consommation culturelle, où le livre, comme le dit l'actuel ministre français de la Culture, “n'est pas un produit de consommation comme les autres” (autant dire qu'il en est un), et lire dans un pays privé de livres par la censure, qu'elle soit politique ou économique, cela n'est pas la même chose. L'enjeu est plutôt de réintroduire dans cet éternel débat une approche littéraire qui fasse lire d'abord, puis éviter que les médias (presse people...) envahissent nos biliothèques et tuent la littérature, donc le livre...

 

Jean-Pierre HAUQUIER

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